Dans ce court texte je résume les principaux travaux des psychanalystes qui se sont penché sur l’influence fondamentale des liens d’amour sur le développement de l’enfant et sur les pathologies de l’adulte. Je présente tout d’abord des travaux qui montrent comment l’amour des personnes qui prennent soin des bébés (généralement les parents) a une influence fondamentale sur le développement de l’enfant. J’examine ensuite comment des perturbations dans ce lien d’amour peuvent être à l’origine de pathologies. Finalement je liste brièvement les principales pathologies résultant de cette déficience du lien d’amour.
Le bébé humain nait dans un état de prématuration qui le rend entièrement dépendant de son entourage pour sa survie. Cette dépendance n’est pas uniquement matérielle mais aussi affective, le nourrisson a besoin de disponibilité et de dévouement inconditionnel. C’est ce que Winnicott a appelé la « préoccupation maternelle primaire », c’est-à-dire la forme que prend l’amour maternel dans les premiers mois de la vie.
Freud s’est peu penché sur l’amour parental et son influence sur le développement de l’enfant mais ses successeurs ont développé plusieurs concepts qui éclairent efficacement cette dimension et en montrent l’importance capitale.
1.1: La préoccupation maternelle primaire
Ce concept a été développé par Donald Winnicott[1], pédiatre et psychanalyste anglais. Winnicott du fait de son métier de pédiatre a beaucoup travaillé avec les bébés et les enfants. Il réalise que tout, dans le développement, ne se joue pas autour du complexe d’œdipe comme le soutenait Freud. Il opère un changement radical en déplaçant le regard clinique de l’individu a la relation. On ne peut considérer le bébé en dehors de la relation avec son entourage. « Un bébé ça n’existe pas » dit-il. L’amour maternel, qu’il appelle « préoccupation maternelle primaire », permet au bébé d’intérioriser cet amour et de développer son self et sa sécurité de base. Cet amour maternel se concrétise dans le holding (bercement, contact) et le handling (soins). Si, au contraire, la mère est défaillante, absente ou trop envahissante, l’enfant risque la dépression ou des conduites antisociales qui sont des manières de retrouver, par compensation, une « mère suffisamment bonne ».
1.2 : La mère suffisamment bonne
Il s’agit d’un autre concept développé par Winnicott. Il signifie que la mère ne doit pas être parfaite et prodiguer un parfait amour au bébé pour assurer son développement psychoaffectif harmonieux. Il s’agit simplement de sentir les besoins du bébé et de s’ajuster à eux dans un climat de tendresse et d’affection. Cet amour de la mère, et plus largement de l’environnement familial, va exercer une profonde influence sur l’amour que le bébé va se porter a lui-même (son investissement narcissique de lui-même). C’est le « bon fonctionnement » du lien a la mère qui permet à l’enfant d’organiser son moi de manière saine et stable. Il faut admettre que, par l’importance qu’il attribue à la mère Winnicott (qui avait été élevé dans un milieu presque exclusivement féminin) s’inscrit dans la logique de ce Freudisme de l’entre-deux guerres où l’intérêt porté au père et a l’œdipe classique avait été abandonné au profit d’un recentrage sur le maternel et le féminin. Cette relation qui réduit la place du père à la portion congrue apparait aujourd’hui comme exclusive et non érotisée.
Daniel Stern a poursuivi les travaux de Winnicott en s’intéressant particulièrement à l’ajustement de la mère et du bébé. Il développe la notion d’accordage affectif ou d’harmonisation affective qui se traduit par la reprise en miroir par la mère des émotions du bébé et réciproquement. C’est ainsi que se construit un partage intersubjectif et se développe une capacité d’empathie chez l’enfant en miroir avec l’empathie de la mère. En cas de manque d’accordage le bébé se réfugie fréquemment dans un faux self. Ce travail sur l’accordage affectif a été poursuivi par Lebovici, Mazet et Visier, qui distinguent trois niveaux d’interaction entre la mère et l’enfant : comportementale, affective et fantasmatique[2]. Ils ont, en particulier, développé la notion d’interaction fantasmatique qui prend en compte l’influence réciproque du déroulement de la vie psychique de la mère et de celle de son bébé aussi bien dans leurs aspects imaginaires, conscients que fantasmatiques, inconscients. L’interaction fantasmatique donne sens à l’interaction comportementale.
En poursuivant aussi les travaux de Winnicott sur le lien mère-bébé, John Bowlby[3] a développé la notion d’attachement qui lui a été inspiré par les travaux d’éthologues comme Konrad Lorentz. La théorie de l’attachement est une des plus influentes développées récemment dans le champ de la psychologie des relations et ses concepts sont désormais largement acceptés au début du XXI siècle[4]. L’attachement est le besoin primaire de contact avec le corps de la mère, distinct des besoins de satisfaction alimentaire. Si ce lien est défaillant le bébé ne pourra pas construire une base sécure et exigera constamment des manifestations d’amour et d’affection de la part des autres. Il ressentira de la colère, du désespoir et de la haine s’ils ne répondent pas à son attente. Cette relation pathogène risque de perdurer à l’âge adulte.
Au sens de la théorie de l’attachement, l’attachement est un lien affectif entre un individu et une figure d’attachement. Un tel lien peut être réciproque entre deux adultes, ou s’établir entre un enfant et la personne qui en prend soin ; dans ce dernier cas, le lien est basé sur les besoins de l’enfant en termes de sécurité, de protection et de soins. La théorie propose que les enfants s’attachent instinctivement aux « caregivers »[5], favorisant ainsi leur survie ; ainsi, le résultat biologique est un accroissement des probabilités de survie de l’enfant, et le résultat psychologique, un sentiment de sécurité.
Les expériences précoces avec les « caregivers » permettent l’émergence progressive d’un système de pensées, de souvenirs, de croyances, d’attentes, d’émotions et de comportements à propos du moi et des autres, en particulier de formes types de relation. Ce système, appelé le « modèle opérant interne des relations sociales », continue à se développer avec le temps et l’expérience.
Bowlby estime que les liens d’attachement jouent un rôle primordial dans le sentiment d’exister et l’équilibre émotionnel (joie, tristesse, colère confiance…). La sécurité de base influera aussi sur la capacité pour l’enfant, et ensuite l’adulte, d’explorer avec confiance le monde qui l’entoure[6].
La théorie de l’attachement développée par Bowlby fut enrichie par la méthodologie innovante et les campagnes d’observation sur le terrain de Mary Ainsworth, particulièrement celles menées en Écosse et en Ouganda. Le travail d’Ainsworth[7] élargit les concepts de la théorie et permit la vérification empirique de ses principes.
Ainsworth identifia trois types d’attachements, ou schèmes, qu’un enfant peut adopter envers une figure d’attachement : sécure, anxieux-évitant (insécure), et anxieux-ambivalent ou résistant (insécure). Des recherches ultérieures menées par Mary Main[8] et ses collègues à l’Université de Californie à Berkeley ont permis d’identifier un quatrième schème d’attachement insécure, appelé attachement désorganisé/désorienté. Ce terme reflète le défaut, pour certains enfants, d’une stratégie cohérente de réponse aux situations stressantes. Voici résumé ci-dessous ces quatre types d’attachement.
Schèmes de comportement de l’enfant et du caregiver avant l’âge de 18 mois
Type d’attachement |
Enfant | Caregiver |
Secure | Utilise le “donneur d’attention” comme base de sécurité pour l’exploration. Proteste en cas de départ du “donneur d’attention”, recherche sa proximité, est rassuré par son retour, et retourne alors explorer. Peut être rassuré par un étranger, mais montre une préférence nette pour le “donneur d’attention” | Répond de façon appropriée, rapide et cohérente aux besoins. |
Evitant | Peu d’échange affectif durant le jeu. Peu ou pas de signe de détresse en cas de séparation, peu ou pas de réaction visible lors du retour, s’il est pris dans les bras ignore ou se détourne sans faire d’effort pour maintenir le contact. Traite les étrangers de la même façon que le “donneurs d’attention” | Peu ou pas de réponse à l’enfant stressé. Décourage les pleurs et encourage l’indépendance. |
Ambivalent | Incapable d’utiliser le donneur de soin comme base de sécurité, recherche la proximité avant que la séparation ne survienne. Stressé par la séparation mais de façon ambivalente, en colère, montre de la répugnance à manifester des signes de sympathie pour le donneur de soin et retourne jouer. Préoccupé par la disponibilité du donneur de soin, cherche le contact mais résiste avec colère lorsqu’il survient. Pas facilement apaisé par un étranger. | Incohérence entre des réponses appropriées et d’autres négligentes. |
Désorganisé | Stéréotypes en réponse, tels que se figer ou faire certains mouvements. Absence d’une stratégie d’attachement cohérente, montrée par des comportements contradictoires et désorientés tels qu’approcher le dos en avant. | Figé ou comportement figeant, intrusif, se tient en retrait, négativité, confusion des rôles, erreurs de communication affective, maltraitance. |
La théorie de l’attachement fut étendue aux relations sentimentales adultes à la fin des années 1980 par Cindy Hazan et Philip Shaver[9]. Comme l’avait déjà analysé Hinde[10] les humains sont influencés par leurs expériences tout a long de la vie. Les premiers apprentissages de type instinctif et le mode d’attachement du bébé déterminent une « vulnérabilité » pour ce qui concerne la direction du développement de l’attachement mais peuvent évoluer avec les expériences vécues. Quatre styles d’attachement sont couramment décrits chez l’adulte : sécure, anxieux-soucieux, distant-évitant, craintif-évitant[46]. Ils correspondent plus ou moins aux types d’attachement de l ‘enfance.
Les adultes sécures tendent à adopter une vision positive d’eux-mêmes, de leurs partenaires et des relations qu’ils nouent. Ils se sentent à l’aise dans l’intimité comme dans l’indépendance, équilibrant les deux.
Les adultes anxieux-soucieux recherchent un haut niveau d’intimité, d’approbation et de réponse à leurs initiatives de la part de leurs partenaires, se montrant excessivement dépendants. Ils ont tendance à être moins confiants, à adopter une vision moins positive d’eux-mêmes et de leurs partenaires, et sont aussi susceptibles de montrer au sein de leurs relations un haut degré d’expression de leurs sentiments, de souci et d’impulsivité.
Les adultes distants-évitants recherchent un haut niveau d’indépendance, et semblent souvent éviter totalement l’attachement. Ils se perçoivent eux-mêmes comme auto-suffisants, non susceptibles de subir les sentiments d’attachement et n’ayant pas besoin de relations proches. Ils tendent à faire taire leurs sentiments, gérant le risque de rejet en gardant eux-mêmes à distance leurs partenaires, dont ils ont bien souvent une assez pauvre opinion.
Les adultes craintifs-évitants éprouvent des sentiments partagés au sujet des relations proches, désirant et à la fois se sentant mal à l’aise avec la proximité émotionnelle. Ils ont tendance à se méfier de leurs partenaires et se considèrent eux-mêmes indignes d’affection. De la même façon que les adultes distants-évitants, les adultes craintifs-évitants tendent à fuir l’intimité, réprimant leurs sentiments.
Bowlby avait déjà émis l’hypothèse qu’il existe une similitude entre les relations d’attachement de l’enfance et les relations amoureuses à l’âge adulte, les premières étant le prototype des secondes. Par définition le lien d’attachement est un lien qui s’établi entre un individu plus faible et un autre qui est perçu comme plus fort et est en mesure d’assurer la protection. Cela n’est, à l’évidence qu’une des composantes de l’amour et de la relation de couple. Néanmoins les études semblent monter que le système d’attachement reste opérant à l’âge adulte et qu’il est partit intégrante du lien conjugal[11]. [
La théorie de l’attachement ne prétend pas être une description exhaustive des relations humaines, elle n’est pas non plus synonyme d’amour et d’affection. L’attachement n’est qu’une des dimensions des liens entre deux personnes. La relation amoureuse possède bien des caractéristiques d’une relation d’attachement. Il s’agit bien de rechercher ou de maintenir la proximité du partenaire ; on peut ressentir de la colère ou de la détresse si une séparation est imposée. La relation fonctionne aussi comme une « base de sécurité » : on se sent plus hardi pour accepter des défis et se confronter à la nouveauté si l’on est sûr d’avoir du soutient en cas de besoin.
Les praticiens de la théorie de l’attachement sont tout à fait conscients de la différence entre le lien et l’amour. Ils estiment que l’amour est une constitution multidimensionnelle qui change en fonction des modèles opérant internes[12]. Des études ont été conduites dans les années 80 pour mieux comprendre le rapport entre les styles d’attachement et les styles amoureux[13].
Selon la théorie des styles amoureux de Lee[14], l’amour est fait d’Eros pour l’amour passionnel, de Ludus pour l’amour ludique, de Storgé pour l’amour amical, de mania pour l’amour possessif, de Pragma pour l’amour logique (qui s’apparente à une liste de courses) et enfin d’Agapè pour l’amour désintéressé.
Ces études [15]montent que :
- Les individus sécures ont des relations sentimentales qui se caractérisent par une combinaison entre Eros et Agapè. Ils ont, par ailleurs une bonne estime d’eux-mêmes et ne sont pas angoissés quant au déroulement de la relation.
- Les individus ambivalents expriment généralement leur amour sous forme de Mania. Ce style amoureux que les auteurs[16] appellent aussi « amour névrotique » s’accompagne d’une forme d’hyper implication émotionnelle, une forte anxiété, une dépendance affective et une idéalisation du partenaire. Les ambivalents ont souvent une faible estime d’eux-mêmes.
- Les individus évitants vivent leur amour comme Ludus et Pragma et dans certains cas comme Storge. Ils évitent l’implication affective et se sentent mal à l’aise avec l’intimité physique et émotionnelle. Ils établissent des relations d’associés basées sur l’amitié et sur un calcul lucide et (apparemment) rationnel. Ils sont généralement angoissés quant au déroulement de la relation.
Sternberg, pour sa part, a développé le célèbre[17] modèle triangulaire des trois composants de l’amour : Intimité, Passion, Engagement.
Les recherches de Sternberg montrent que ces trois composantes de l’amour sont corrélées positivement avec l’attachement sécure et négativement avec l’attachement ambivalent ou hésitant[18].[19]
On pourrait avoir l’impression, à l’occasion d’une lecture superficielle de ces travaux, que le type d’attachement qui se développe dans l’enfance va influencer de manière inaltérable les attachements futurs et, à terme, les capacité et expériences amoureuses. Néanmoins Bowlby affirme que la relation thérapeutique peut permettre de modifier les schémas relationnels inadaptés acquis dans l’enfance et de nombreux spécialistes de l’attachement se sont, à sa suite, penchés sur les interventions thérapeutiques qui permettent de modifier les modèles opérants internes. Pour permettre un tel changement, il faut principalement intervenir sur les aspects cognitifs qui se sont rigidifiés. Le thérapeute ne doit pas se contenter de « rendre conscient ce qui est inconscient » mais aussi s’intéresser à l’attention, à la mémoire, au langage, a la capacité à prendre en compte le point de vue de l’autre, la capacité de faire des liens de causes à effets temporels et surtout la capacité d’élaborer des informations sans avoir recours à l’exclusion défensive. L’objectif du processus thérapeutique est d’empêcher le « déclanchement automatique » des mécanismes défensifs générés par le modèle opérant interne.
Selon Bowlby, le thérapeute doit accomplir cinq « taches » pour aider le patient à faire évoluer positivement ses modèles opérants internes et retrouver plus de fluidité dans ses relations[20].
- Le thérapeute doit se positionner comme un « base sécure » à partir de laquelle le patient peut explorer son monde interne et à laquelle il peut s’adresser quand la souffrance devient insoutenable. Il doit, comme un parent, « encourager le patient à explorer le monde de ses idées, sentiments et actions ; présent et passé ». Il doit en même temps être clair sur le fait que le patient conserve toute la responsabilité. Ainsi que je l’ai décrit au chapitre 1 de ce mémoire, c’est bien ce rôle de thérapeute comme base sécure que j’ai ressenti et qui m’a aidé à progresser lors de ma deuxième analyse.
- La deuxième tâche consiste à encourager le patient à prendre conscience de sa manière d’entrer en relation avec l’autre.
- La troisième amènera le thérapeute à inciter le patient à réfléchir sur la relation thérapeutique elle-même. C’est dire à rendre consciente et à travailler la relation de transfert.
- Le thérapeute doit ensuite encourager le patient à faire des liens entre sa représentation de la réalité actuelle et les « injonctions » reçues par les autorités parentales (figures d’attachement). Le thérapeute impulse ainsi un processus qui passe, pour Bowlby, par une compréhension du déroulement des évènements, la compassion du patient envers ses parents, un certain degré de pardon et, à terme, une réconciliation avec les figures parentales. Ce cheminement est très proche de ce que j’ai personnellement vécu à travers mon analyse et d’autres thérapies et que j’ai décrit au chapitre I.
- Finalement, la cinquième tâche consistera à aider le patient à prendre conscience et à modifier les mécanismes qui sont à la base de la représentation qu’il a de lui-même et des autres et qui affectent ses émotions et guident son comportement.
1.5 : Les castrations symboligènes
La plupart des concepts que j’ai exposé jusqu’à présent concernent la première phase du développement de l’enfant. Même s’il est maintenant généralement admis que cette phase est primordiale car elle constitue le socle des évolutions futures, toutes les autres phases, jusqu’à la sortie de l’adolescence, ont aussi, bien sûr, un rôle fondamental dans le développement du futur adulte. Durant les différents stades du développement dégagés par la psychanalyse (oral, anal, phallique et génital) un défaut d’amour et d’intérêt pour l’enfant ou un amour possessif, exclusif ou sexualisé (incestuel) entravent le développement harmonieux. A tous les stades, l’amour parental va consister non seulement à prendre soin mais à accepter une séparation relative et à ne pas l’entraver par désir de maintenir la fusion antérieure.
L’amour, la douceur et la souplesse avec laquelle les parents et les éducateurs peuvent aider l’enfant et ensuite l’adolescent à accepter les contraintes et renoncements qui l’aident à devenir adulte est ce que Françoise Dolto a appelé les « castrations symboligènes ». Pour Dolto ces castrations sont dites symboligènes car elles ouvrent l’accès du sujet au monde du symbole qui les constitue comme humain. ; C’est la définition que Dolto donne de cette castration : « En psychanalyse, le terme signifie une interdiction du désir par rapport à certaines modalités d’obtention de plaisir, interdiction a effet harmonisant et promotionnant, ,tant du désirant ainsi intégré à la loi qui l’humanise, que du désir auquel cette interdiction ouvre la voie vers de plus grande jouissances »[21]. Ces « castrations », ou renoncements, permettent progressivement à l’enfant de se construire en accédant à l’ordre symbolique transmis par le langage et la culture.
Claude Halmos a prolongé les réflexions de Francois Dolto en montrant que pour aimer un enfant les sentiments ne suffisent pas et doivent être accompagnés d’un projet pédagogique[22]. L’amour de son enfant est fondamentalement altruiste car il faut accepter et même désirer qu’un jour il se détache de soi pour s’attacher à d’autres. Dans ce sens, il est important de bien comprendre que la possessivité est le contraire de l’amour et a toujours un effet pathogène. Pour reprendre les termes que nous avons vu au chapitre sur l’amour et la philosophie, il est important pour les enfants que les parents se positionnent dans un amour oblatif et non dans un amour captatif.
La conclusion de ces travaux est que l’amour des parents est aussi nécessaire à l’enfant que l’air qu’il respire et les aliments qui le nourrissent. Cet amour ne peut être réduit à un sentiment et encore moins a une passion.
2 : Les perturbations du lien d’amour
Après avoir vu l’importance du lien d’amour parental (ou du caregiver) pour le développement de l’enfant et son influence sur les expressions de l’amour adulte nous allons nous intéresser, dans cette section, à l’impact sur l’enfant et le futur adulte de perturbations dans ce lien d’amour.
L’hospitalisme est un terme employé depuis les travaux de René Spitz pour designer l’ensemble des perturbations somatiques et psychiques provoqués sur des bébés par un séjour dans une institution hospitalière ou ils sont complètement privés de leur mère sans qu’un lien affectif puisse s’établir[23]. René Arpad Spitz, un psychiatre et psychanalyste américain d’origine hongroise, a observé que des bébés placés en institution sombraient dans une profonde dépression. Cette dépression génère des retards du développement corporel, de la maitrise manipulatoire, de l’adaptation au milieu, du langage et dans les cas les plus graves pouvait entrainer la mort. C’est cette dépression et ses impacts psychosomatiques que Spitz appelle l’hospitalisme. Ces carences perdurent ensuite tout au long de la vie. René Spitz a ensuite cherché à situer l’hospitalisme dans l’ensemble des troubles provoqués par une relation mère enfant perturbée. Il définit alors l’hospitalisme par une carence affective totale, le distinguant de la dépression anaclitique résultant d’une privation affective partielle. Spitz s’est opposé à la thèse d’Otto Rank sur le traumatisme de la naissance ainsi qu’à l’idée Kleinienne de position dépressive pour privilégier l’étude de la dépression anaclitique. Bien que controversés ces travaux ont eu une influence majeure sur l’organisation du séjour des enfants dans les institutions hospitalières et on permit d’avancer la réflexion sur les carences affectives de la toute petite enfance.
L’étude de Camberwell, en Angleterre, menée par George Brown, Tirril Harris et Antonia Bifulco[24] sur des femmes âgées de 18 à 65 ans qui avaient été séparées de leur mère dans l’enfance montre que cette séparation constitue un important facteur de risque pour la dépression à l’âge adulte. Cette étude montre que les effets de la séparation et des carences de support émotionnel décrits par Spitz peuvent avoir d’importantes répercussions à l’âge adulte.
Michael Balint, un psychiatre et psychanalyste anglais, d’origine hongroise comme Spitz, a développé le concept de défaut fondamental[25]. Celui-ci résulte d’une disproportion entre les besoins affectifs du bébé et l’amour dont il a disposé. Ce manque d’ajustement de la mère aux besoins du nourrisson peut se réactualiser sous forme clinique lorsque la personne rencontre des difficultés existentielles. Il se traduit plus tard chez l’adulte par un état de souffrance et d’angoisse intense, il éprouve un sentiment de vide, de manque d’énergie et de ne pas exister pleinement, il a l’impression que quelque chose d’essentiel lui a manqué. Ce défaut fondamental engendre une image de soi dévalorisée, le patient ne se sent pas aimable et éprouve de la peine à s’aimer lui-même.
A l’âge adulte, le travail dans cette zone de défaut fondamental ne pourra se faire qu’à travers la régression et surtout selon des modalités non verbales.
Balint a beaucoup travaillé sur la régression. Dans « Thrills and Regression »[26] Balint explique qu’il existe une tendance universelle à la régression que tout un chacun peut expérimenter comme « amateur » de fêtes foraines, de manèges, de parcs d’attractions et de sports extrêmes. Ces activités donnent l’occasion de plaisirs d’expériences archaïques dans lesquelles on redécouvre à travers le plaisir, mêlé de frissons de peur, quelque chose qui a dû s’éprouver lors de la phase de l’amour primaire et de l’harmonie avec l’environnement.
Mais si cette régression éprouvée dans ces conditions reste en général « bénigne », peut-on être sûr qu’il en sera de même dans cet autre « jeu » qu’est la thérapie ?
Balint découvre deux phénomènes, deux modes de relation archaïques à l’objet, dans les traitements où la régression est profonde, qu’il nomme « l’ocnophilie » et le « philobatisme ». Par ces termes, dérivés du grec[27] Balint tentait de capturer le retour à une phase archaïque. Dans le premier cas, c’est l’objet qui donne la sécurité de base ; dans le deuxième, le sujet se distancie de l’objet, a davantage confiance en lui-même qu’en l’objet primitif ; l’espace lui paraît plus sûr, plus « amical ». Nous aurons noté que Balint utilise la même racine – « phil »: « amour » – dans les deux types de relation. Il dit souhaiter, contrairement à Mélanie Klein, introduire plus d’amour que de haine, jusque dans les concepts.
Bien sûr, la régression a ses dangers et pour savoir quand et jusqu’à quel point l’utiliser, Balint suggère une nouvelle topographie, appuyée d’une part sur la théorie freudienne, mais aussi sur la théorie des nombres de Rickman [28]: sa « psychologie à une, deux, trois et multiples personnes ». Sa nouvelle topologie inclut trois zones : la « zone œdipienne », freudienne, est une psychologie à trois personnes ; la « zone du défaut fondamental », psychologie à deux personnes, précède celle de l’œdipe ; et la « zone de la création » – création à entendre au sens esthétique, scientifique, mais aussi pathologique, de création d’une maladie – où le sujet est seul avec lui-même. Balint intervient différemment selon la zone dans laquelle le patient se trouve : il utilise l’interprétation classique dans la zone œdipienne ; il est davantage présent et « tient » le patient lorsqu’il se trouve dans la zone du défaut fondamental ; enfin, dans la zone de création, il peut laisser le patient sans interférer, sans le déranger, le laissant davantage en contact avec lui-même. Balint conseille donc un aménagement et un assouplissement de la cure classique pour permettre aux personnalités non névrotiques (patients borderline et psychotiques), jadis exclues du traitement, d’entreprendre soit une psychothérapie, soit une analyse.Comme lui, nous aménageons, rendons plus souple les conditions (le cadre) de la cure classique pour permettre aux personnalités non névrotiques (patients borderline et psychotiques), jadis exclues du traitement, d’entreprendre soit une psychothérapie, soit une analyse.
2.3 : La confusion des langues
Sándor Ferenczi est un psychanalyste Hongrois qui a été le maitre de Balint et Spitz dont nous avons parlé précédemment. Il a introduit le concept de « confusion des langues » [29]entre l’adulte et l’enfant par lequel il désigne la confusion qui peut s’établir entre les demandes de tendresse de l’enfant et l’érotisation par l’adulte de la relation. Dans ce cas les stimuli parentaux peuvent déborder les capacités de métabolisation de l’enfant et constituer un véritable traumatisme menant vers le clivage du moi et le repli sur soi. Il a étudié aussi l’effet traumatique fondamental du manque d’amour ou de la haine maternelle.
Ce que l’enfant recherche c’est la tendresse parentale. Si on impose aux enfants plus d’amour ou un amour diffèrent que ce qu’ils désirent cela peut entrainer les mêmes conséquences pathologiques que la privation de l’amour. De la même façon, des parents qui se plaignent à leurs enfants de leurs souffrances entravent le développement psycho affectif de l’enfant en le transformant en aide-soignant.
Lié à ce concept de confusion des langues, Ferenczi est aussi le premier à avoir théorisé le mécanisme de défense d’identification à l’agresseur par lesquels les patients reproduisent inconsciemment les attitudes dont ils ont eux-mêmes souffert. La perturbation du lien d’amour peut ainsi se reproduire de génération en génération si un travail profond sur soi-même n’est pas entrepris.
Winnicott a montré que le manque d’ajustement de la mère aux besoins de l’enfant entraine une distorsion durable dans la personnalité du sujet. Le sujet peut développer une personnalité artificielle (le faux self) qui correspond à ce que son entourage attend de lui et qui est clivé de sa personnalité profonde (le vrai self)[30]. Winnicott distingue cinq degrés d’organisation du faux self :
- À l’extrême, c’est le faux self que l’on prend pour la personne, le vrai self inapparent restant dissimulé. Cependant, il manque au faux self « …quelque chose d’essentiel. ». Socialement la personne est ressentie comme fausse.
- Le faux self protège le vrai self qui reste virtuel. C’est « …l’exemple le plus clair d’une maladie clinique organisée dans un but positif : la préservation de l’individu en dépit des conditions anormales de l’environnement. ».
- Plus proche de la santé, le faux self prend en charge la recherche des conditions qui permettront au vrai self de « recouvrer son bien » c’est à dire son identité propre.
- Encore plus proche de la santé, le faux self « …s’établit sur la base d’identifications… ».
- Chez une personne en bonne santé, le faux self est constitué de ce qui organise « …une attitude sociale polie, de bonnes manières et une certaine réserve. ». C’est cette politesse qui permet la vie en Société.
Bien sûr, tout le monde développe plus ou moins une image sociale différente de sa personnalité profonde, mais dans les formes pathologiques du faux self il y a un réel clivage et non une articulation souple. L’aspect adaptatif est massivement dominant et étouffe le soi intime. Il en résulte pour le sujet un sentiment d’irréalité, de non existence, sa vie lui semble dépourvue de sens.
Dans le cas de personnalité « en faux self », ce n’est souvent pas un évènement ou une série d’évènements particuliers qui sont à incriminer, mais plutôt une attitude profonde et constante de la mère ou des parents.
Cette expression a été popularisé par la psychologue américaine Susan Forward[31]. Il ne s’agit pas de parents qui commettent des erreurs occasionnelles (ce qui est le cas de tous les parents « suffisamment bons ») mais de parents dont les schémas négatifs de comportement sont persistants au point de dominer la vie de leurs enfants. Ces parents sont généralement persuadés qu’ils agissent pour le bien de leurs enfants ce qui crée chez l’enfant un sentiment de culpabilité. Pour pouvoir supporter la situation l’enfant se coupe de ses ressentis et refoule ses sentiments de souffrance, de révolte et de colère.
Il existe plusieurs catégories de parents toxiques. Les principales sont :
- Les parents instables, incohérents et chaotiques
- Les parents narcissiques pour qui l’enfant est un prolongement d’eux-mêmes
- Les parents immatures qui cherchent ce que leurs parents n’ont pas pu leur donner
- Les parents maltraitants (violents, incestuels, harcèlement moral…)
Pour Susan Forward la guérison de la blessure causée par des parents toxiques ne passe pas par le pardon, dans le sens d’absoudre de toute responsabilité les parents. Pour elle, il est important, au moins dans une première phase de pouvoir exprimer sa colère. L’accompagnement attentif du thérapeute est crucial durant cette phase, il permettra au patient de ne pas craindre sa propre colère. Ensuite le patient pourra progressivement arrêter d’agir comme une victime ou arrêter d’agir comme son propre parent déficient ou abusif pour accéder à une véritable autonomie émotionnelle.
3 : Les séquelles d’un amour pathologique
Nous venons de voir plusieurs formes possibles de la défaillance du lien d’amour durant l’enfance. Ainsi que l’indiquent Jenny Locatelli et Edmond Marc[32] : « quand les premiers liens ont été défaillant ou toxiques, le sujet aura beaucoup de peine par lui-même à créer par la suite des relations satisfaisantes »
Les principales pathologies qui résultent de perturbations dans le lien d’amour durant l’enfance sont :
- L’angoisse d’intrusion
- La peur de l’abandon
- Une image de soi dévalorisée et un manque de confiance
- Une absence de joie de vivre. Une sensation de vide existentiel, de tristesse et de solitude
- La toute-puissance, le « Soi grandiose » (théorisé par Heinz Kohut[33]) se traduisant par la séduction et la recherche d’admiration et d’amour.
- Le clivage et le déni des souffrances et des émotions négatives
Beaucoup de ces symptômes, en particulier les angoisses d’intrusion et d’abandon, caractérisent ce que la nosographie de la deuxième moitié du XXe siècle qualifie d’états limites.
[1] Voir en particulier Winnicott D. W. : (1931, 1957), l’enfant et sa famille, les premières relations, Paris, Payot et (1971, 1975), Jeu et réalité, Paris, Gallimard
[2] Lebovici, Mazet, Visier (1989), L’évaluation des interactions précoces entre le bébé et ses partenaires, Edition Médecine et Hygiène.
[3] Bowlby J (1988). A Secure Base: Parent-Child Attachment and Healthy Human Development. Tavistock professional book. London: Routledge
[4] Rutter M. (1995), Clinical implications of attachment concepts: Retrospects et Prospects, Journal of Child Psychology, vol 3, No 4, P 549- 571
[5] On a gardé dans les recherches sur l’attachement en Français le nom de caregiver pour designer toute personne qui prend soin de façon suivie des besoins physiques et émotionnels de l’enfant.
[6] Bowlby J. (1978), Attachement et perte : Séparation, colère et angoisse, Paris, Presses universitaires de France
[7] Ainsworth, M. (1967). Infancy in Uganda. Baltimore: Johns Hopkins.
[8] Mary Main et Judith Solomon (1990), « Procedures for identifying infants as disorganized/disoriented during the Ainsworth Strange Situation » dans M.T. Greenberg, D. Cicchetti et E.M. Cummings, Attachment during the preschool years: Theory, research and intervention, University of Chicago Press, Chicago.
[9] Hazan C, Shaver PR (1990) Love and work: An attachment theoretical perspective, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 59,
[10] Hinde R.A. (1974), Le basi biologiche del comportomento sociale humano, Zanichelli, Bologne
[11] Hazan C., Shaver P. (1994), Attachment as a organizational framework for research in close relationships, Psychological Inquiry, 5, p 1-22
[12] Attili G. (2014), Attachement et théorie de l’esprit ; Psychothérapies créatives, Paris, Fabert
[13] Voir par exemple Fraley R.C., Shaver P.R., (2000) « Adult romantic attachment: Theoretical developments, emerging controversies, and unanswered questions », Review of General Psychology, vol. 4, 2000, p. 132–5
[14] Lee, John Allan (1976). The colors of love. New Press
[15] Levy M.B., Davis K.E (1988), Love styles and attachment styles compared : their relations to each other and to various relationship characteristics, Journal of Social and Personal Relationship, 5, p 439-471
[16] Attili G. (2014) op. cit.
[17] Il a été repris dans la très belle exposition que le Palais de la découverte a consacrée à l’amour en octobre 2019 (De l’amour, Fragments d’un discours scientifique).
[18] Sternberg R.J. (1986), A triangular theory of love, Psychological Review, 93, p 119-135
[19] G Attili (2014) op. cit.
[20] Bowlby J. (1988, 2012), A secure base, Routledge Classics
[21] Dolto F. (1989), Au jeu du désir, Paris, Points, Poche
[22] Hamos C. (2006), Pourquoi l’amour ne suffit pas. Aider l’enfant à se construire, Paris, Nil éditions.
[23] Spitz R. (1965, 1973), De la naissance à la parole, Paris, PUF
[24] Harris T. Bifulco A. (1991), Loss of parents in childhood, attachment, style and depression in adulthood, NY, Tavistok / Routledge.
[25] Balint M. (1968, 1971), Le défaut fondamental, Paris, Payot
[26] Balint, M. (1959, 1972). Thrills and Regression, trad. par J. Dupont et M. Viliker, Les voies de la régression, Paris, Payot.
[27] Ocnophile vient d’« okneo » : attraper, se cramponner et phil : aimer ; c’est rester tout près de l’objet, le suivre ; c’est l’attachement. Philobat : extrémité, être loin de, même racine qu’acrobate : qui marche sur les extrémités
[28] Rickman J. (1928), Index Psychoanlyticus 1893-1926, Londres, Hogarth.
[29] Ferenczi S. (1982), Œuvres complètes, Psychanalyse 4, Paris, Payot
[30] Winnicott D (1965, 1996) ; « Distorsions du moi en fonction du vrai et du faux self », dans Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Petite bibliothèque Payot
[31] Forward S. (1989, 2000), Parents toxiques, Paris, Stock, « Marabout”
[32] Locatelli J. et Marc E. (2016), Un amour qui guérit, Paris, Enrick éditions
[33] Kohut H. (1971, 1974), Le Soi, Paris, PUF
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