Entretien avec Reine-Marie Halbout sur le rôle de l’amour dans sa clinique
– Mené par Jean-Matthieu Castellani –20 décembre 2019
– Mené par Jean-Matthieu Castellani –20 décembre 2019
Résumé : Cet entretien est une exploration de la place de l’amour dans la thérapie. La conception particulière du transfert chez C. G. Jung est évoquée, ainsi que la dynamique de la régression telle que le maître zurichois l’envisage. La thérapie apparaît comme le lieu de la transformation qui permet de se reconnecter à la source des potentialités de l’être, dans le lien transférentiel, pour s’engager dans un parcours de vie plus autonome et créatif, où amour et travail ont toute leur place.
Mots-clés : Amour – Archaïque – Créativité – Éros et logos – Narcissisme (du patient et du thérapeute) – Régression – Transfert.
Cet entretien a été réalisé par Jean-Matthieu Castellani, avec la psychanalyste Jungienne Reine Marie Halbout, dans le cadre de l’élaboration de sa recherche sur le rôle thérapeutique de l’amour. Dans cet échange, il est question des liens entre l’amour et la thérapie, du transfert, de la régression jungienne mais aussi des travaux d’autres psychanalystes comme Sigmund Freud, Anne Dufourmantelle, Sandor Ferenczi, Mélanie Klein et Jacques Lacan. Les réflexions du philosophe François Jullien y sont aussi très présentes. Ce premier temps d’échanges a ouvert la voie de l’entretien filmé avec Matthieu Mares sur L’Amour dans l’œuvre de Jung.
Jean-Matthieu Castellani : Merci de m’accorder cet entretien. Comme je vous l’ai expliqué, je travaille en ce moment sur le lien entre l’amour et la thérapie et j’aurai aimé, si vous le voulez bien, évoquer le rôle de l’amour dans votre clinique.
Reine-Marie Halbout : C’est un très beau thème, c’est peut-être même le point central, l’ombilic de la psychanalyse. Dans Psychologie du transfert, Jung évoque : « La haute signification que Freud accordait au phénomène du transfert […][1] ». Celle-ci lui apparaît lors de leur premier entretien de plusieurs heures en 1907. « Soudain il me demanda tout à trac : « Et que pensez du transfert ? » Je lui répondis, avec la plus profonde conviction que c’était l’alpha et l’omega de la méthode analytique. À quoi il me répondit « Alors vous avez compris l’essentiel »[2]. » Or qu’est-ce qui se passe dans le transfert ? Il y a une demande d’amour qui est adressée, en lien avec des scénarios infantiles, qui est reçue. C’est ce processus qui met la guérison en mouvement. Freud, dans la Correspondance avec Jung, parlait de « guérison par l’amour[3] »
J.- M. : Oui, il me semble aussi, en effet, que l’amour est central mais ce qui m’étonne c’est que le mot amour ne figure dans aucun dictionnaire de la psychanalyse, que ce soit chez Laplanche[4], Roudinesco[5] ou d’autres. On passe généralement d’Amnésie à Anaclitique Il y a les mots Lien, Libido, Eros mais pas amour
R.-M. : Pas même amour de transfert ?
JM : Oui parfois l’amour est brièvement mentionné dans le transfert mais ce n’est jamais un concept, ni même une notion, répertorié. Bien sûr, je comprends que le terme amour est polysémique mais je pense néanmoins qu’il devrait être un sujet à part entière pour la psychanalyse.
R.-M : Bien sûr.
J.-M : Puisque nous parlons de transfert, comment voyez-vous l’amour dans le transfert justement ?
R.-M : Il me semble que le transfert est le vecteur par lequel l’amour s’exprime dans les séances, et il faut, en effet, être un petit peu plus précis car ce mot recouvre tellement de dimensions. Je pense à la psychanalyste Anne Dufourmantelle qui a écrit En cas d’amour[6] . Elle y évoque des situations cliniques avec des patients qui viennent lui raconter des histoires d’amour qu’elle prend très au sérieux. Elle engage avec ses patients une relation qui va bien plus loin qu’une simple relation psychanalytique telle qu’on peut la lire dans certains récits un peu réfrigérants parfois.
J.-M : Oui c’est bien pour ça que j’étais très intéressé de parler avec une jungienne parce qu’il me semble que l’amour joue une part importante dans l’approche de Jung. Est-ce que Jung a parlé directement de l’amour ?
R.-M : Oui, Jung en parle, dans « Ma vie [7]» notamment. Il l’évoque en écrivant que l’amour reste un mystère et si mes souvenirs sont bons : le grand mystère. Il part de l’amour des animaux jusqu’à l’amour de Dieu ; du lien entre Dieu et amour et de l’amour que Dieu peut inspirer. Une recherche serait nécessaire dans les index des ouvrages de Jung pour repérer quand il emploie précisément ce terme[8]. Il l’évoque souvent via le transfert qu’il présente d’une façon particulière. Quand on regarde les images alchimiques du Rosaire dans Psychologie du transfert[9], on est dans l’amour, et même dans une érotique. Pour moi c’est une évidence. Je sais que vous connaissez bien Catherine Bensaïd. J’ai été très intéressée par le livre qu’elle a écrit avec Jean-Yves Leloup ou ils décrivent les sept registres que recouvre l’amour dans la Grèce Antique[10].
J.-M : L’amour d’Éros à Agapè ?
R.-M : Oui, même de Pornos à Agapè et on voit bien à quel point ce terme d’amour, dans sa polysémie, peut prêter à confusion. Un collègue, qui travaille dans le champ de l’accompagnement professionnel, a fait une recherche sur l’amour dans l’entreprise. Il s’est fait mettre à la porte de tous les éditeurs. Parce que d’abord il y avait eu confusion : il ne parlait pas des relations entre collègues mais de la façon dont l’Eros peut dynamiser une créativité, favoriser des liens, ouvrir à une problématique riche. Mais le terme amour était toujours pris dans une acception qui n’était pas du tout en lien avec ce qu’il voulait exprimer.
J.-M : En toute modestie j’ai eu le même problème quand j’ai présenté l’embryon de mon « modèle » sur l’amour. J’y distingue quatre dimensions qui peuvent se représenter sur une croix : l’amour de soi, de l’autre, des idées et de l’incarnation. Je fais l’hypothèse que l’on progresse mieux en spirale qu’en cherchant à ne progresser que sur l’une des dimensions.
R.-M : Oui tout à fait, cette modalité s’approche de ce que Jung appelle l’amplification.
J.-M : L’amplification ?
R.-M : C’est une proposition qui s’applique à une situation dans laquelle se trouve le patient et où il a le sentiment d’être seul, bloqué, et dans la répétition. Ça me fait penser à une conférence du philosophe François Julien que je viens d’écouter sur France Culture en vous attendant. Il y parle de son livre Une seconde vie[11]. Il différencie répéter ou reprendre et il explique qu’une seconde vie réussie, c’est une vie ou l’on reprend mais où l’on ne répète pas. L’amplification jungienne permet à un patient qui est coincé dans une situation de vie, d’envisager de reprendre sans répéter. Les blessures d’amour dont vous parliez tout à l’heure, qui conduisent quatre-vingt-dix neufs pour cent de nos patients à nous consulter, s’inscrivent souvent dans le transgénérationnel, donc on est déjà dans une répétition de génération. Jung propose à ce moment-là ce qu’il appelle l’amplification. C’est-à-dire la possibilité d’aller chercher dans un récit mythologique, archétypique, un lien entre la situation du patient et ce qu’un conte de fée, par exemple, propose. Je pense à une patiente qui vit une histoire très particulière avec son frère et je pense au conte des frères Grimm, Hansel et Gretel. Elle me raconte son histoire et, bien qu’elle ait près de soixante-dix ans, on est dans une histoire où l’infantile et l’archaïque sont très présents. Et donc en faisant le lien avec Hansel et Gretel, il a été possible de lui faire prendre conscience de choses, de lui permettre de se décaler un peu et de la ramener, à travers le passage par le collectif, le mythologique, à une dynamique nouvelle dans son histoire dont elle pouvait commencer à saisir d’autres aspects.
J.-M : C’est très intéressant. Jung a aussi « utilisé » l’art directement en faisant le Livre Rouge, utilisé l’art pour se « soigner » en quelque sorte, non ?
R.-M : Tout en disant « ce n’est pas de l’art ». C’est très important parce que Jung dit dans le Livre Rouge[12] que quand il commence à dessiner une voix lui suggère : « C’est magnifique, c’est de l’art » et il disait que c’était la voix de Sabina Spielrein (il y a des controverses parmi les jungiens à ce sujet). Mais Jung s’en défend et dit : « Non ce n’est pas de l’art car si je considère que c’est de l’art je vais avoir une visée esthétisante et je vais me couper de l’énergie venant du monde souterrain, de l’inconscient, et me détourner d’une authenticité de la réalisation » au profit de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une persona ou un faux self ou un nourrisson savant si on va du coté de Ferenczi par exemple.
J.-M : Ferenczi parle de nourrisson savant ?
R.-M : Oui c’est un nourrisson qui sent que sa maman est déprimée, avec un narcissisme très fragile, et qui va chercher par tous les moyens à être un bébé merveilleux puis un enfant savant qui va pouvoir combler le narcissisme défaillant de la mère. Donc voilà, on est passé de « répéter » à « reprendre » en allant chercher dans l’art, la mythologie, la création humaine quelque chose qui va pouvoir aider un patient à sortir d’une répétition, à se relier à une autre forme de créativité, de lien, d’amour, pour sortir de l’ornière. Donc on retombe sur la question de l’amour.
J.-M : Il me semble aussi que l’amour peut être parfois très enfermant et exiger beaucoup. J’avais commencé mon travail sur l’amour par le livre d’Edmond Marc et Jenny Locatelli, Un amour qui guérit[13] et certaines des vignettes cliniques m’avaient mis mal à l’aise car il me semblait que la thérapeute voulait absolument être aimée par ses patients. Ne pensez-vous pas que l’amour du thérapeute pour son patient doit avoir un aspect « maternel » et contenant mais aussi un aspect « paternel » qui le pousse à prendre ses responsabilités et quitter le nid ?
R.-M : Je n’ai pas lu ce livre mais je suis absolument d’accord avec votre hypothèse. La relation thérapeutique ramène le patient à l’endroit du trauma. Elle l’engage à une régression qui est nécessaire et le remet dans une relation de dépendance infantile où il va pouvoir se reconnecter à la source de vie et d’amour mais où il peut aussi se trouver piégé. Donc ça n’a de sens que si le thérapeute a déjà travaillé de côté pour accompagner son patient dans ce processus, le rendre à lui-même dans sa dignité, dans sa subjectivité, dans sa valeur retrouvée mais pour qu’il parte et fasse sa vie.
J.-M : Tout à fait. J’ai parlé d’amour maternel et paternel mais ça me parait une peu réducteur. Comment diriez-vous les choses ?
R.-M : Pour moi, c’est un amour ou Éros et Logos sont alliés et le thérapeute, qu’il soit homme ou femme doit pouvoir tenir les deux pôles. Donc un thérapeute qui voudrait être aimé de ses patients, pour moi, c’est catastrophique. Ça voudrait dire que le thérapeute a besoin d’être aimé parce que sa faille narcissique n’a pas été travaillée suffisamment et qu’il ne peut pas, pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de François Julien, Nourrir sa vie[14], suffisamment dans sa vie et recevoir de l’amour là où il doit en recevoir, c’est-à-dire de ses proches. Qu’il attend que ses patients lui apportent quelque chose qu’il devrait pouvoir donner sans retour. Sans autre retour qu’une relation thérapeutique qui débouche sur une autonomie d’un patient qui s’est confié à nous mais qu’on rend à la vie.
J.-M : Tout à fait, il ne faut pas désirer l’amour de ses patients mais diriez-vous que vous, vous aimez vos patients ? De quelle forme d’amour s’agit-il ?
R.-M : Oui, j’aime mes patients ! Pas toujours au début. C’est très intéressant de voir comment la relation thérapeutique évolue. Il y a des patients qui m’inspirent spontanément une sympathie car il y a des éléments de leur vie, de leurs préoccupations, de leurs intérêts ou de leur histoire qui me touchent beaucoup, qui parfois même me bouleversent. Je sens des sentiments, on pourrait dire d’amour, à nuancer, pour ces patients. Il y en a d’autres au contraire pour lesquels au départ je me sens distante, probablement sur la défensive. Au fur et à mesure de l’avancée du travail, je sens que tout cela se transforme. Il y a des moments de dévoilement, d’avancé, qui transforment la dynamique. J’aime mon métier profondément, je l’exerce tous les jours avec un plaisir renouvelé, je ne pourrais pas le faire si je n’aimais pas mes patients.
J.-M : Et qu’est-ce que c’est que cet « amour » dont vous parlez ?
R.-M : C’est très étrange parce que c’est un amour qui ne vise aucune concrétisation, aucune dépendance ou interdépendance, au-delà du temps du travail. C’est un amour qui s’inscrit aussi dans la réalité de la séance. J’ai entendu parfois dire : « C’est un amour pur, c’est un amour désincarné ». Je n’en suis pas sûr du tout parce que ce sont deux êtres de chair et d’âme qui se rencontrent et cette relation, elle se tisse dans cette présence. Je ne crois pas du tout à la psychanalyse par Skype. Je dis cela mais en même temps en ce moment, avec les grèves, il m’arrive de proposer une séance par téléphone. Mais à des patients que je connais bien, dont je m’assure qu’ils sont dans de bonnes conditions, avec lesquels j’ai vérifié que ce dispositif pouvait fonctionner. Nous reprendrons le cours de nos rencontres, je l’espère, dès janvier. Parce que pour moi la question de la présence, du corps, de la respiration, des odeurs, des vêtements participe de quelque chose. Donc c’est bien un amour dans la présence, intense, de la part du patient, mais aussi de la part de l’analyste.
Je crois vous avoir déjà parlé de cette patiente que j’ai suivie pendant des années et avec laquelle nous avions vraiment pris le temps de travailler la séparation. C’était le moment, ces rêves le disaient, sa vie avait bougé. Elle en ressentait le besoin, ce qui me paraissait très juste. Nous avons travaillé la séparation – elle était sur le divan – puis à la dernière séance, en face à face. Nous faisons une sorte de « retour » sur son parcours, elle a beaucoup pleuré. À la fin de la séance, nous nous disons au revoir puis elle revient vers moi et me dit : « Ça va aller pour vous ? ». Je lui ai répondu : « Ce sera difficile pour moi » parce que c’était vrai. Elle apportait sa vie, ses intérêts, la richesse de sa personnalité ; elle animait en moi des tas de choses, je m’étais attachée à elle mais c’était le moment qu’elle parte. Une de mes analytes m’avait raconté que son vieil analyste, qui avait été analysé par Jung, lui disait : « Vous travaillez la séparation, vous dites au revoir, vous fermez la porte et vous allez pleurer sur votre canapé ».
J.-M : Oh oui je comprends bien ! Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit précédemment de ces patients pour qui on n’a pas de sympathie immédiate mais pour qui elle finit par se développer. Qu’est-ce que c’est que cet amour qui se développe durant le travail avec un patient ?
R.-M : On dit que dans le transfert la température du bain transférentiel monte. D’où l’intérêt parfois de plusieurs séances par semaine. J’aime beaucoup les images du Rosaire où on est plongé tous les deux dans ce bain alchimique transférentiel, ce bain mercuriel dont la température est élevée. Ce qui fait que les deux protagonistes se déshabillent, au sens métaphorique, et qu’il y a donc quelque chose d’une vérité nue qui est atteinte. Derrière les sympathies ou les réticences premières, voire même les mouvements de défense très forts que l’on peut ressentir vis-à-vis de certains patients, dans cette vérité nue qui apparaît il y a, je crois, la vulnérabilité intrinsèque de tout être humain qui vient rencontrer la blessure du thérapeute. C’est une rencontre profondément humaine entre deux êtres dont la nature profonde, telle qu’elle se relie au niveau de l’inconscient personnel et collectif, se manifeste.
J.-M : C’est ce mystère qui me fascine. J’ai l’expérience en soin palliatif de très souvent ressentir une forme d’amour pour ces personnes qui en sont à leurs derniers jours. Je m’interroge sur la nature de cet « amour ». Il y a quelque chose qui passe, devant la mort qui est de l’ordre de cette « vérité nue » que vous évoquez. Mais je ne comprends pas toujours ce qu’est cet « amour ».
R.-M : Personne ne comprend rien à l’amour et c’est peut-être aussi pour ça que « ça marche ». L’amour dans la relation thérapeutique, je le relie aussi à ce que dit Épicure de l’amitié philosophique[15]. Épicure pratiquait la philosophie dans les jardins dans lequel il accueillait des esclaves et des femmes, ce qui était une transgression remarquable. Petit à petit, se noue entre le maître et le disciple, qui marchent ensemble, ce qu’il appelle une amitié philosophique, c’est-à-dire un partage très profond de toutes les grandes questions existentielles qui traversent chaque être humain. Ces deux êtres humains marchent ensemble, essaient de s’élever et de trouver des réponses qui permettent à cette vie d’être une vie pleine et digne d’être vécue. Il ne s’agit pas d’une confusion ou d’une fusion entre le maître et le disciple, les places sont bien claires mais il y a une vraie rencontre, une forme d’union.
J.-M : Une rencontre, une union mais pas une confusion, tout à fait. Mais là c’est une forme d’amour plus intellectuelle entre Épicure et son disciple comparé ce dont vous parliez tout à l’heure de l’amour qui nait du dévoilement d’une vulnérabilité.
R.-M : Plus intellectuelle ? Avec Épicure j’ai un doute car il s’est beaucoup intéressé à la question des sens. Ils marchent ensemble, ils sont dans le jardin, dans la nature, c’est une expérience sensorielle. C’est une erreur de croire que la philosophie est seulement une histoire d’intellect. Je pense que la philosophie est, avant tout, une histoire existentielle qui concerne l’être humain dans toutes ses dimensions. Irvin Yalom en rend compte très bien, en faisant le lien entre la philosophie et la thérapie.
J.-M : Oui la philosophie comme « amour » de la sagesse.
R.-M : Voyez, vous venez d’être grand-père, vous avez déjà vu votre petit-fils ?
J.-M : Oui
R.-M : Je ne sais pas ce que vous avez ressenti mais on se sent bouleversé d’amour n’est-ce pas ? On prend ce petit être dans les bras et on se retrouve bouleversé au sens étymologique du terme, retourné complètement. Il y a immédiatement cette relation d’amour qui se tisse, très forte. C’est comme si le bébé était capable de potentialiser, de mobiliser l’attention des personnes qui s’en occupent. Il en a besoin pour survivre. Je pense que dans la relation thérapeutique, le nourrisson dans le patient, trouve aussi la capacité d’aller mobiliser l’attention du thérapeute pour que le thérapeute s’occupe de lui. C’est un archétype, les théories de l’attachement en rendent compte. Donc l’amour se tisse aussi là, dans ce vécu archaïque. Le nourrisson du patient, en souffrance, vient solliciter la capacité du thérapeute à un niveau qui n’a rien à voir avec celui qu’on imagine quand le patient expose sa demande et ses problèmes.
J.-M : En effet et c’est ce qui me parait une limite importante du comportementalisme et du cognitivisme qui peuvent être efficaces mais qui ne prennent pas cette demande-là en compte.
R.-M : Effectivement
J.-M : Pour revenir au transfert. Il y a bien sûr, par moment, des transferts extrêmement négatifs. Mélanie Klein a beaucoup parlé du lien entre l’amour et la haine. Comment le voyez-vous dans votre clinique ?
R.-M : Il est très important que la question de la haine puisse être vécue dans le transfert et je me méfie beaucoup des transferts qui ne sont que béats. Ils masquent un volant d’envie, de haine qui doit pouvoir à un moment se dire. Vous pensez bien que si le thérapeute souhaite être aimé de son patient, le mouvement de haine ne peut pas se dire dans le transfert. Il reste comme enkysté chez le patient qui ne peut pas l’adresser, le projeter et voir que l’autre peut l’accepter sans le rejeter. Un jour, pendant une séance, une patiente m’en a vraiment mis plein la tête. À la fin de la séance, elle a éclaté en sanglot et m’a dit : « Alors maintenant c’est fini, vous allez me mettre à la porte ? » J’ai pris, comme d’habitude, mon carnet et lui ai dit : « Vérifions l’heure de notre rendez-vous de la semaine prochaine ».
J.-M : Oui bien sûr, mais ça ne doit pas toujours être facile à prendre un transfert négatif très fort.
R.-M : Oui c’est parfois très dur, mais avec les années de métier, c’est un peu moins dur. Parfois c’est presque un soulagement. Enfin on y est et on va pouvoir travailler sur le négatif et la destructivité. On va pouvoir aller vers un troisième terme qui n’est ni le tout bon ni le tout mauvais mais à une position dépressive juste, pour revenir à Mélanie Klein.
Parfois, des patients nous disent : « Vous avez l’air très fatiguée aujourd’hui, ça n’a pas l’air d’aller ». Parfois, c’est vrai et ils peuvent commencer à nous critiquer un peu, alors que jusque-là il y avait une sorte d’idéalisation dans laquelle, en ce qui me concerne, je ne me sens pas très bien. Cette idéalisation extrêmement suspecte et pas du tout thérapeutique. Finalement pour moi la fin d’une thérapie, c’est le moment où le patient vous a investi et puis petit à petit vous a aussi humanisé, pas dans une figure maternelle ou paternelle toute puissante, pas idéalisé, humanisé.
J.-M : Diriez-vous qu’un amour qui ne passe pas par de la haine, par du rejet, qui n’accepte pas l’ombre n’est pas un amour véritable ?
R.-M : Ce n’est pas un amour véritable parce que cela indique que le thérapeute ne peut pas le supporter donc on rejoint la question du narcissisme et de l’emprise du thérapeute. On est plus du tout dans l’amour. On peut être dans une expérience très négative comme celle que certains enfants font avec leurs parents qui demandent un amour absolu, une dévotion totale et ne peuvent pas supporter un enfant qui s’autonomise. C’est pour cette raison que certains parents ont, avant l’heure – et cela m’étonne toujours – une peur terrible de la crise d’adolescence de leur enfant et paniquent à l’idée de ne pas la supporter. Alors que c’est une période ou l’adolescent peut dire au parent qui il est, aller au conflit pour que la relation future devienne une vraie relation. Le parent est là pour l’encaisser et ça veut dire qu’il a bien élevé ses enfants.
J.-M : Et qu’il les aime vraiment.
R.-M : Et qu’il les aime vraiment, sans vouloir les séduire.
J.-M : Il y a vraiment des formes d’amour parentales pathologiques.
R.-M : Toxiques ! La haine du parent est terrible, elle est destructrice pour un enfant. C’est le cas de la jalousie, de la rivalité mais aussi de l’amour étouffant que j’appelle « la tyrannie de la gentillesse ». Ces parents qui croient admettre et comprendre tout mais qui, en retour, ne supportent pas que l’enfant puisse exprimer quelque chose comme de l’agressivité, du désaccord, de la différence.
J.-M : Avez-vous vu souvent des personnes qui ont subi cette forme d’amour de leurs parents ?
R.-M : C’est très fréquent dans la clinique. Au cours du travail thérapeutique, le patient prend souvent conscience que ses parents sont, eux aussi, pris dans des histoires parfois terribles. Ils ont été enfant eux même et ils ont vécu des événements traumatiques.
J.-M : Pensez-vous que c’est fréquent ces blessures d’amour ?
R.-M : Je pense qu’à l’origine d’une demande de thérapie il y a toujours, toujours, quelque chose qui bloque dans une vie en écho avec des blessures très anciennes mais qui sont des blessures humaines. Je pense que nos cabinets sont, dans le monde contemporain, un des lieux de réparation. Ce n’est pas forcément parce que les gens sont plus blessés, c’est parce qu’avant il y avait d’autres lieux de réparation : l’Église, la famille, une certaine médecine, les liens sociaux. Ces lieux sont souvent désinvestis, le symbole est mort comme le dirait Jung.
J.-M : Une de mes hypothèses est que le travail thérapeutique peut aider le patient à savoir aimer. Aimer dans le sens d’aimer la vie. Qu’en pensez-vous ?
R.-M : Je suis absolument d’accord et là, je citerai Freud qui disait que la psychanalyse sert à deux choses : aimer et travailler. Et c’est une vérité éblouissante. Aimer, c’est-à-dire être capable de s’aimer suffisamment pour pouvoir engager des relations fructueuses avec les autres, qui ne soient pas de l’ordre de la répétition mais de la reprise. Travailler, c’est-à-dire être créatif et trouver sa place dans ce que chaque être humain apporte à la communauté. Aimer et travailler, je le revendique pleinement. D’ailleurs Freud était un grand « marieur ». Quand mes patients partent et qu’ils sont capables d’aimer et de travailler, je suis très heureuse. Ça suppose d’avoir renoué un lien avec leur histoire au sens transgénérationnel, de s’être relié à l’histoire, à la grande Histoire, d’avoir une relation vivante avec l’inconscient, d’être devenu plus autonome dans la capacité à se soigner, à faire quelque chose avec leur blessure. Aimer et travailler, c’est pour moi un indicateur formidable.
J.-M : Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur ce que vous appelez la « reprise » ?
R.-M : Ce n’est pas un concept que l’on trouve en psychanalyse mais c’est quelque chose qui me parle beaucoup car on s’aperçoit que ce qui conduit beaucoup de patients à nous consulter, c’est la question de la répétition ce que Lacan appelle la jouissance, c’est-à-dire la destructivité à l’œuvre qui fait que l’on est toujours pris dans le même scénario dont on veut se défaire mais dont en même temps, on jouit. Pour moi la question de la répétition est quelque chose d’extrêmement prégnant et que les patients nous amènent souvent. J’accueille parfois ici de patients qui ont fait dix ans, quinze ans, vingt ans d’analyse, lacanienne très souvent, parfois aussi freudienne. Ils ont tout compris et ça n’a rien changé, ils sont toujours dans la répétition. C’est même pire qu’avant parce que, désormais, ils le vivent avec une sorte de culpabilité et ils se sont complètement « obsessionalisés ». C’est vraiment la face noire de la psychanalyse. On voit beaucoup de personnes en thérapie qui sont dans des répétitions. C’est pour cette raison que je parlé d’un projet thérapeutique de reprise, ce qui veut dire : dans la régression, de revenir à la source et de reprendre, à la source, une histoire dont le cours a été dévié. Dans la répétition, ça patine, alors il faut revenir à la source.
À la source de la source, on se retrouve avec un bébé sur son divan et si on n’aime pas ce bébé, il va mourir. Ça va mobiliser en nous des niveaux très archaïques. Un bébé, on s’en occupe avec une très grande éthique et si, en tant que thérapeute, on n’a pas été accompagné quand on a régressé au niveau du nourrisson, et parfois même au-delà, il y a de gros risques. Donc « reprendre » c’est ce retour à la source qui nous permet de retrouver toutes les potentialités du départ pour les orienter dans le cours d’une vie qui ne sera pas prise dans la répétition mais dans l’amour et la création. Élie G. Humbert, un grand penseur de l’œuvre de Jung, l’évoque d’une façon puissante dans La Dimension d’aimer[16] qui regroupe six conférences qu’il a données sur ce thème entre 1983 et 1985.
J.-M : Est-ce donc ce bébé chez le patient que l’on aime en tant que thérapeute ?
R.-M : Absolument, de cela je suis certaine. Parce qu’il nous fait aussi recontacter notre bébé, on parlait d’archaïque tout à l’heure, c’est ça. Chez Jung, l’image du bébé c’est aussi le Soi, c’est-à-dire la totalité et le renouveau. Ce nourrisson qui apparait dans la cure c’est le nourrisson du patient, le nôtre et c’est le germe du Soi. Si on est thérapeute, c’est qu’on a envie de travailler à ce niveau-là, sinon il vaut mieux faire autre chose.
J.-M : Vous savez, ce qui ne cesse de me sidérer aussi c’est la forme d’amour que j’expérimente toutes les semaines en tant que bénévole en soin palliatif. Je dois dire que je ne le comprends toujours pas vraiment.
R.-M : Je n’ai jamais travaillé en soin palliatif mais je fais l’hypothèse qu’à ce moment de fin de vie il y a quelque chose qui se rejoue des enjeux du début qui sont ceux de la fin. C’est-à-dire de la vérité la plus ultime, la plus absolue.
J.-M : La plus nue ?
R.-M : Oui la vérité nue et c’est à ce niveau-là que vous pouvez contacter les personnes que vous accompagnez et c’est à ce niveau-là qu’elles se trouvent, qu’elles en soient conscientes ou non. Marie de Hennezel[17] parle bien de cette expérience-là. Je la relie à mon expérience en psychiatrie car quand vous avez un psychotique en face de vous, qui vous dit des vérités absolues, si vous cherchez à composer avec un faux self, une persona ou des convenances vous risquez de vous prendre une main dans la figure.
J.-M : Oui il faut donc essayer de rester au plus près d’une vérité sans voiles. Tout ce que vous m’avez dit, dont nous avons discuté, sur l’amour a été très utile. Y a-t-il autre chose que vous voudriez ajouter ?
R.-M : Nous avons évoqué de nombreux sujets. Pour moi l’amour en thérapie est lié au transfert, à la régression, à la reprise, à la créativité, au lien. C’est aussi le danger du narcissisme du thérapeute qui se soigne sur le dos de ses patients ou qui les maintient dans une dépendance infantile. Nous avons abordé l’amour sous ses différents versants. Je pense qu’il n’y a pas de guérison sans amour.
J.-M : Il n’y a pas de guérison sans amour ! J’aime beaucoup. Je vais le garder comme la conclusion de notre entretien. Je vous remercie beaucoup.
[1] C. G. Jung, Psychologie du transfert, Albin Michel, 1990. P.24.
[2] Ibid., p. 25.
[3] S. Freud, C. G. Jung, Correspondance 1906-1914, Lettre de Freud à Jung, 6 décembre 1906, p.52.
[4] J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, 1990.
[5] E. Roudinesco, M. Plon, Vocabulaire de la psychanalyse, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 2017.
[6] A. Dufourmantelle, En cas d’amour. Psychopathologie de la vie amoureuse. Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2011.
[7] C. G. Jung, Ma « Vie » – Souvenirs, rêves et pensées, recueillis et publiés par A. Jaffé, Folio, 1991.
[8] Depuis cet entretien, R.-M. Halbout a fait une recherche approfondie sur ce sujet qui a donné lieu à un entretien filmé avec M. Mares pour l’Association Marie-Louise von Franz sur le thème Jung et l’amour. Il a été diffusé à partir du 14 février 2021.
[9] C. G. Jung, Psychologie du transfert, op. cit., 1990.
[10] C. Bensaïd, J.-Y. Le Loup, Qui aime quand je t’aime ? De l’amour qui souffre à l’amour qui s’offre, Albin Michel, 2005.
[11] F. Julien, Une seconde vie, Grasset, 2017.
[12] C. G. Jung, Le Livre Rouge, L’Iconoclaste/La Compagnie du Livre Rouge, 1991.
[13] E. Marc, J. Locatelli, Un amour qui guérit, Enrick B. éditions, 2018.
[14] F. Julien, Nourrir sa vie, à l’écart du bonheur, Seuil, 2005
[15] I. Yalom, Le jardin d’Épicure, Galaade, 2008.
[16] Élie G. Humbert, La Dimension d’aimer, Cahiers jungiens de psychanalyse, 1994.
[17] M. de Hennezel, La Mort intime, Robert Laffont, 1995.
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Je me réfère au code de déontologie du SnPPsy (Syndicat National des Praticiens en Psychothérapie) et de la SFPI (Société Française de Psychanalyse Intégrative).